Pierre Abailard, ou Abélard, né près de Nantes, en 1709 renonça, pour se consacrer entièrement à létude, aux avantages que donnait en Bretagne le droit daînesse parmi les nobles. Après avoir appris tout ce qui pouvait sapprendre dans sa province, il vint à Paris suivre les leçons de larchidiacre Guillaume de Champeaux, le plus célèbre des professeurs de ce temps.
Abailard fut le plus subtil, le plus brillant dialecticien du douzième siècle, nous dirions le plus ardent disputeur, si S. Bernard navait pas été son contemporain. De disciple éminent des maîtres les plus renommés, il devint presquaussitôt leur rival, et les vainquit, lorsque la lutte fut établie entre eux.
Abailard éleva une école qui fit deserter les autres. Forcé de quiter Paris par lenvie de les ressentimens quil excitait, il transporta son école à Mélun, puis à Corbeil, où ses disciples [p. 8] le suivirent. Lengoument, ou ladmiration de ceux-ci et la voix publique le ramenaient à Paris, doù les mêmes causes le faisaient sortir de nouveau. De ces nuages orageux, aujourdhui fort obscurs, jaillit sa véritable illustration, celle qui a traversé huit siècles, et qui lui assure pour toujours une portion du tendre intérêt attaché au nom dHéloïse; car il ne faut pas dissimuler que cest lamour de cette femme extraordinaire qui fait la plus grande gloire dAbailard.
Cette jeune et belle personne, aimait aussi passionnément létude. Elle savait le grec, le latin, lhébreu. Les succès dAbailard commencèrent la séduction dHéloïse. Il était beau brillant et célèbre; il fut tendre et aimable; il plut même au chanoine Fulbert, oncle dHéloïse, et obtint de vivre et loger chez lui, pour être plus à portée de donner des leçons à la savante nièce; toutes ces circonstances produisirent la passion la plus célèbre dont on ait transmis le souvenir.
Héloïse étant enceinte, Abailard la fit disparaître et conduire en Bretagne, déguisée, en religieuse. Elle y accoucha, chez une soeur de son amant, dun fils qui reçut le nom singulier dAstralabius.
Pour calmer la fureur de loncle, Abailard promit dépouser Héloïse, mais secrètement, pour ne pas renoncer aux avantages de la carrière quil parcourait avec tant déclat, et qui, vraisemblablement était alors incompatible avec le mariage. La condition [p. 9] fut acceptée et bientôt violée par Fulbert, sans doute dans le dessein de réhabiliter la réputation de sa nièce. Celle-ci, au contraire, niait quelle fut mariée, préférant les intérêts de son amant à tout. Pour la soustraire de nouveau aux mauvais traitemens du chanoine, Abailard mit Héloïse chez les religieuses dArgenteuil, où il allait la visiter déguisé en ecclésiastique.
Ce fut alors que la rage de Fulbert le porta à ce cruel outrage par lequel Abailard perdit la dignité et la puissance dont la nature a doué lhomme. Lamour éteint dans sa source, Abailard nintéresse plus que par son malheur, et sur-tout par celui dHéloïse, plus victime que lui. Il se fit moine à Saint-Denis, et les persécutions monastiques, les tracasseries scholastiques, les censures des conciles devant lesquels ses envieux et ses ennemis le traînèrent, ont rempli le reste de sa vie damertume et dagitations. On le voit dénoncé, banni, emprisonné, prêt à périr par le poison ou sous le fer des assassins. Soit quil enseigne ou quil écrive, quil veuille rétablir lordre et la règle parmi les moines, la haine le poursuit avec fureur. Ces détails sont épouvantables, et malgré la commisération quon éprouve pour ses malheurs, on a de la peine à ne pas douter que le caractère dAbailard fut aussi bon que son esprit était brillant.
Son histoire noffre plus que quelques traits qui soient de nature à être recueillis dans cette notice. De ce nombre est la fondation de la petite abbaye du Paraclet. Un comte de Cham- [p. 10] pagne lui offrit cette retraite comme un abri contre ses ennemis. Elle devint ensuite lasyle dHéloïse, qui en fut la première abbesse, y recueillit les cendres de son amant, et pleura sur elles pendant vingt et une années, avant que les siennes y fussent réunies.
Pierre, abbé de Clugny, forme dans lhistoire dAbailard un épisode inséparable. Cet homme, lun des premiers personnages du temps, et si bien surnommé le vénérable, apparaît comme un rayon de soleil dans les ténèbres des cachots; il soulage les coeurs, révoltés de tant de barbarie. Le pieux abbé de Clogny accueille Abailard, verse du baume sur toutes ses douleurs, le protège, le défend, de la manière quil faut employer pour calmer les haines, le réconcilie avec le pape; et tâche de réparer une santé délabrée par les chagrins et les souffrances; recueille avec sensibilité le denier soupir de cet infortuné, et fidèle aux volontés dernières quil avait exprimées, autant que sensible au voeu dHéloïse, transfère lui-même, furtivement, de crainte doppositions, les restes dAbailard au Paraclet, où il prononce, en présence dHéloïse et des religieuses dont elle était chérie, celle de toutes les oraisons funèbres qui a dû faire verser le plus de larmes. Quelle ame angélique, quel bon esprit, montre ce vénérable homme, sous lhabit de moine, au douzième siècle, et en comparaison du grand Bernard!
Après la mort dAbailard, il écrivit des lettres consolantes à [p. 11] Héloïse, dans lesquelles il parle de son époux comme dun grand homme malheureux et digne dadmiration, genre de consolation sans doute le plus puissant sur le coeur de cette tendre femme. Il lui avoua quun des premiers sentimens que lui-même a éprouvé fut daimer et dadmirer la célébrité dont elle jouissait dès sa première jeunesse. Enfin, il faut le rappeler encore ici, il déroba à son abbaye, à ses moines, qui était jaloux de ce dépôt, le corps dAbailard*, pour le conduire au Paraclet, et y prononcer son éloge funèbre.
Abailard avait vécu soixante-trois ans, dont vingt-neuf après lattentat de Fulbert.
François dAmboise, conseiller détat a publié à Paris en 1616 en Latin la vie dHéloïse et dAbailard. (Traduit en français par Antoine Letronne 1787.) Le célèbre poëte anglais, Pope, a rassemblé dans une seule lettre les principaux évênements de la vie de ces deux infortunés, qui par les charmes de leur esprit et par leur passion malheureuse se sont rendus entéressants. Le prince des poëtes Neêrlandais, le chevalier Tollens a donné une imitation de Pope. (Nieuwe Gedichten, 1e deel.) En lisant avec admiration ce chef-doeuvre, de style poétique de notre grand poète, lidée me prit den faire une imitation en langue française. Une traducton servile me semblait dêtre trop froide [p. 12] et trop languissante, ce serait un défaut que jai tâché déviter en mattachant de rendre, autant que jai pu les beautés de loriginal, comme Vergani a fait en Italien et Schiller en Allemand.
Au reste, quelque passionnées que paraîtront les expressions que Tollens et ses prédécesseurs ainsi que moi, ont employées, elles sont beaucoup moins vives, que celles des lettres originales; cependant le poëte Neêrlandais, lornement de notre langue et de notre style, a été, sans contredire le seul qui, sans être trop passionné dans ses expressions, a peint vraiment naturel et naturellement vif, la lutte entre le devoir, lamour et la réligion; que mon imitation ne fasse point de honte au sublime model que jai choisi! |